Les rêveries du promeneur ferroviaire Quand le tramway joue au métro :
le « tram-tunnel » de Bruxelles

Bruxelles
Grenelle
Leymen
Tournon
C'est l'histoire d'une rencontre en sous-sol. Tout « métro » véhicule avec lui une image désordonnée de ruche souterraine, dans laquelle il n'est pas dit que les rencontres y soient plus propices qu'ailleurs : l'épaisse chape de pierre qui pèse sur le voyageur souterrain l'incite-t-elle à se rapprocher de son/sa voisin/e, comme pour se rassurer face à un univers hostile ?

En revanche, il est indéniable d'avancer qu'un monde souterrain comme celui du métro, d'antre infernale, peut se révéler accueillant pour l'âme à la recherche d'un espace différent, qui cultive avec une extrême ambiguïté la familiarité et l'altérité. Dans le métro, tout est familier, car on y passe tous les jours, et la ville s'y prolonge, s'y projette, s'y plonge, dans un espace qu'elle a conçu à son image : fourmillant. Tout y est autre, car nous ne sommes pas ou plus en ville, le ciel gris se fait noir, la lumière blafarde masquée par l'air chargé du dehors se fait spectrale en ces lieux qui, un peu plus proche des enfers, entretiennent volontiers une fantasmagorie inquiétante : miroir troublé d'une époque qui a peur avant tout d'elle-même.

Retournons à la surface. Bruxelles, à la lecture d'une carte linguistique, s'avère être à cheval sur deux mondes, le flamand et le francophone, le germanique et le roman : chaque communauté la tire vers elle, les Flamands arguent du « droit du sol » (Bruxelles est géographiquement flamande), les francophones du « droit des gens » (on parle français à Bruxelles, à plus de 80 %), sans voir l'évidence, son identité double, et même plurielle. Deux cultures, deux langues principales s'y rencontrent, au sein d'un kaléidoscope qui fait la joie des sociologues, linguistes, sociolinguistes et autres titrés en « -iste », « -logue » ou « -graphe ». Il n'y a qu'à observer toutes les inscriptions officielles, systématiquement bilingues, qui – au-delà d'un folklore administratif et tatillon qui ne veut surtout pas aiguiser la susceptibilité des principales communautés en présence – sont un reflet révélateur de cette notion de rencontre que Bruxelles véhicule, notion inaliénable d'une personnalité si attachante.

À propos de véhicule, le réseau du STIB / MVIB, les Transports Interurbains Bruxellois, n'échappe pas, en tant que possession du domaine public, à cette rencontre linguistique, qui enfante des jumeaux baptisés « Entrée / Ingang », « Sortie / Uitgang », « Étangs Noirs / Zwarte Wijvers », et autres « Direction Stockel / Richting Stokkel », et qui fait des transports collectifs, à l'image de la ville son théâtre, un univers double.

C'est à un univers « doublement double » auquel l'Ami Durail voudrait prêter attention... Dans une ville bicéphale, le « Pré-Métro », appelé aujourd'hui « Tram Tunnel » (faut suivre !) est un mode de transport qui emprunte à la fois au métro et au tramway. La personnalité « bimode » de ce transport est un élément essentiel de son charme.

Ce « presque-métro » fait se rencontrer six lignes de tramway au sein d'une ligne commune souterraine, entre gares du Nord et du Midi, qui rappelle étrangement le métro.

Tram bariolé Le tram, puisque c'est de lui qu'il s'agit, joue sur une aire de liberté où il cahote cahin-caha en plein air, sur un réseau tortueux qui épouse au mieux, fidèlement, comme une ombre pleine de sollicitude, la topographie urbaine bruxelloise, les faubourgs d'Anderlecht, de Jette, de Woluwe-Saint-Lambert ou d'Uccle. Le tram y est lui-même, il ne s'aide que de sa caténaire et de ses rails fondus dans la chaussée : il se nourrit d'eux, de la ville entière. Sans sa caténaire ténue, ses rails masqués (ses guides), sa chaussée, sa ville (sa scène), le tram serait-il autre qu'un oiseau blessé, esseulé, privé de son milieu ?

Et voilà que six lignes s'entendent pour restreindre leur liberté, en échange de la possibilité de traverser le centre ville : celui-ci impose l'effacement au tram, alors qu'il laisse complaisamment l'homo automobilis tracer son sillon, mais la voiture, c'est la liberté, n'est-ce pas... Le tram s'engouffre dans un espace dont le visage est opposé à celui qui fait habituellement sa joie : de Schaerbeek, Drogenbos, le Heysel ou Bordet, le tram, après avoir batifolé, devient sage ; du plein air, il passe à l'étouffant souterrain; des virages anguleux, il file sur une morne ligne droite ; du partage intime avec la ville, sa vie, ses cris et autres chuchotements, il joue la superbe ignorance.

Le tram perd-il son âme ? Non, il joue, comme sur sa scène traditionnelle, tortueuse et haute en couleurs. Enfant il était en batifolant, enfant il reste en jouant aux grandes personnes, en jouant au métro. Toute la richesse de sa personnalité, qui a l'apparence initiale de l'ambiguïté, se révèle dans ce jeu d'enfant conscient que son identité se nourrit aussi de son environnement adulte.

Entre les gares du Nord et du Midi, l'antre est un théâtre sombre où tout rappelle le métro : les escaliers qui font le lien entre la ville et l'antre ; les galeries, dont il serait exagéré de dire qu'elles s'étendent à n'en plus finir – à Bruxelles, la dimension humaine demeure sauve... – ; le grand gabarit des stations, l'intervalle entre elles qui, dans la ville, donne à celle-ci une apparence de toile pointilliste, et qui, dans l'antre, s'étire en motif minimaliste afin de troubler le moins possible l'enfant qui joue à l'adulte. Une scène jalonnée d'étapes nommées Rogier, Bourse (ornée d'une célèbre fresque de Paul Delvaux, avec le tram pour thème « métro »... pardon, « rétro » !) ou Anneessens, autant de masques qui cultivent l'illusion du métro.

« Tiens, le petit frère du métro ! ».

En effet, l'enfant reste petit, et – après avoir occupé une scène dont il a voulu que les dimensions ne soient pas les siennes par goût ludique – il retourne à son authentique terrain de jeu, où il retrouve ses marques, ses repères, ses chemins sinueux, ses cris, ses couleurs.

Le tram, après avoir arpenté ce tunnel de réel et d'illusion mêlés, récupère, par symétrie, sa scène naturelle : la ville. Il peut ainsi continuer vers l'Esplanade, Montgomery ou finir tout simplement par s'endormir, en Silence (un des terminus !).

Comme l'enfant qui quitte sa panoplie de grande personne, le tram quitte son déguisement de métro trop grand pour lui, et dans lequel, tout en flottant, il donnait l'impression d'être emprunté, empruntant trop au métro, comme maladroitement empreint d'un milieu sans lumière et sans couleurs, un milieu qui n'est pas le sien.

Cette affectation laisse admiratif l'observateur qui ne laisse pas de s'émerveiller sur le visage pluriel, délicieusement ambigu d'un transport quotidien et comédien, se nourrissant au sein d'une ville elle-même plurielle.

P.S. 1 : retrouvez des photos et d'autres visages encore du tram de Bruxelles, dans l'Album – trains, tramways, Cap Nord – tram des villes, tram des bois.

P.S. 2 : avez-vous vu Manneken Pis ? Non, je ne parle pas du jeune impertinent qui s'oublie devant des cohortes émerveillées, je parle d'un film (belge, mais était-ce la peine de le préciser ? Réalisation Frank Van Passel) sorti en 1995 dans une poignée de salles ; si, comme c'est probable, vous ne l'avez pas vu, c'est bien dommage : bouleversant poème surréaliste en clair-obscur, magnifique histoire d'amour noir, il met en scène le tramway de Bruxelles. La dernière scène est proprement époustouflante - je ne résiste pas au plaisir de raconter brièvement l'histoire : une conductrice de tram s'amourache d'un orphelin paumé descendu à Bruxelles depuis sa Flandre natale. Leur aventure est passablement instable et, pour tenter de s'attirer définitivement les faveurs de cet énigmatique personnage introverti, elle s'épuise à danser toutes les nuits devant lui jusqu'à pas d'heure, alors qu'il fait la plonge dans la boîte de nuit où a lieu la scène. Elle finit emportée par une hémorragie : inconsolable, notre paumé se réfugie dans le tram maintenant vide et sans vie, remisé au dépôt. Vide et sans vie ? Voire. Tandis que le siège du conducteur est désespérément inoccupé... le tram s'anime soudain, comme mû par un fantôme aimant. Une version laïque de la scène finale de Breaking the waves (anglo-danois, de Lars Von Trier, 1996), mais, à mon sens, encore plus émouvante, car totalement inattendue. Râââ ! Quand j'y pense, j'en ai les larmes aux yeux...

Et aussi... Quand le RER joue au métro aérien... Quand les rails se fondent... Quand le tramway serpente entre frontières