Les rêveries du promeneur ferroviaire Quand le RER joue au métro aérien :
le viaduc de Grenelle

Bruxelles
Grenelle
Leymen
Tournon
Comme toute limite, toute frontière, tout obstacle, la Seine à Paris n'a d'intérêt que par la tentation qu'elle offre de la franchir. Sans possibilité matérielle de la franchir, le promeneur la longerait en rêvant de l'autre côté. Et cet ailleurs si concret, si proche, est bien trop tentant pour ne pas franchir... le pas. C'est précisément dans ce but que l'on a construit des ponts sur la Seine. Et des viaducs. Et même si Paris est un, il est aussi divisible en deux rives qui ont leur personnalité propre... mais proche. Ainsi, la traversée en pont ou viaduc, par exemple magnifiée par Claude Roy dans La traversée du Pont des Arts, représente un petit voyage, pour peu que le voyageur ait conscience de la traversée entre deux ailleurs mutuels, aussi peu étrangers l'un à l'autre soient-ils. Et si la traversée réelle ne satisfait pas son désir de dépaysement, il se construit sa propre image de la traversée. Fantasmée. Il imagine passer d'un monde à l'autre.

Les viaducs ferroviaires qui enjambent la Seine à Paris sont rares : les deux viaducs de la ligne 6 du métro, à Bercy et Bir-Hakeim, et celui de la ligne C du RER, à Grenelle. Celui-ci a une double particularité : il est franchi par un mode à grand gabarit et à relativement longue distance, le RER, et surtout il est incurvé.

Sur le bref parcours entre Champ-de-Mars et Avenue du Pdt.-Kennedy, le RER joue au métro aérien, avec comme modèle le vrai métro aérien, entre Bir-Hakeim et Passy, situé à quelques centaines de mètres en amont et bien en vue. Ainsi, deux modes ferroviaires se confondent dans l'esprit de l'observateur sensible à la subtilité ferroviaire. À la vision du RER aérien se superpose celle d'un cliché, celui du métro aérien traversant le viaduc de Bir-Hakeim, image familière de la traversée fluviale parisienne sur rails.

Mais le RER aérien ne se contente pas d'imiter son cousin à petit gabarit. Observons la scène, par exemple depuis l'allée des Cygnes, chemin insulaire qui passe sous le viaduc en son milieu. En provenance de la rive gauche, l'élégante rame à deux niveaux surgit d'un souterrain, ne voulant plus se contenter de rêver à l'autre rive, s'inscrit majestueusement dans la courbe, épouse la forme, la fait sienne : d'abord vigoureusement, avant l'allée des Cygnes, car la topographie l'exige; puis, au-delà, plus calmement, doucement, car la topographie le permet. Et la rame aborde l'autre rive, la gare de Kennedy, sentinelle qui, au même niveau que le viaduc, en commande l'accès. On remarquera que non seulement le viaduc est en courbe, mais il est aussi en rampe : la ligne côté rive gauche, parallèle au fleuve, est en souterrain quasiment à fleur d'eau, tandis que sa branche rive droite – connue sous le nom de « Vallée de Montmorency – Invalides », ou VMI –, perpendiculaire au fleuve, le surplombe. Le changement d'orientation, de parallélisme en perpendicularité, explique la courbe, et les altitudes respectives des deux lignes, rive gauche et rive droite, explique le changement de niveau. Selon le sens, on monte (vers la rive droite) ou on descend (vers la rive gauche). Seul le raccordement, côté gauche – entre la ligne qui continue à longer le fleuve, vers Issy et Versailles, et le viaduc amorçant la ligne d'Ermont –, est en rampe, mais l'impression est originale.

Au départ du Champ-de-Mars, la rame s'élance sur une brève ligne droite, puis se sépare de l'itinéraire rive gauche, s'élève à l'air libre, s'inscrit dans le viaduc incurvé, en franchissant l'allée des Cygnes, reste en hauteur sitôt le viaduc franchi, au droit de la gare Kennedy, pour s'engouffrer ensuite dans le tunnel de Boulainvilliers, tout en restant au même niveau. La traversée est presque plus saisissante dans l'autre sens : après le tunnel de Boulainvilliers, la rame débouche à Kennedy et observe l'arrêt-sentinelle, après quoi elle semble se jeter dans le vide : ce faux saut n'est autre que le franchissement du viaduc, conclu par la descente vers le souterrain rive gauche. Et que dire de l'arrêt en plein milieu du viaduc, souvent contraint dans ce sens-ci aux heures de pointe, car on rejoint un itinéraire déjà passablement « bouchonné » ? Cette délicieuse sensation de suspension entre deux mondes...

Viaduc de Grenelle 1

Viaduc de Grenelle 2

De la dimension interne, presque confidentielle, du voyage souterrain de part et d'autre du viaduc, la traversée aérienne fait « exploser » la vision vers l'extérieur, le ciel, l'horizon, ici vides et collés à la fenêtre, se dilatent et s'emplissent là d'un coup, et la lumière, ce paysage orné d'une célèbre tour pointue de carte postale, viennent couronner cette transfiguration.

Et aussi... Quand le tramway joue au métro... Quand les rails se fondent... Quand le tramway serpente entre frontières