Les rêveries du promeneur ferroviaire Quand les rails se fondent :
le tronc commun SNCF / CFV de Tournon (Ardèche)

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Un fantôme. Un spectre. Son cahotement à travers la vallée ardéchoise du Doux est comme la complainte d'une splendeur passée, celle d'un réseau à voie métrique qui se développa jusque sur deux cents kilomètres environ, et qui, aujourd'hui, n'existe que par le souvenir des plus âgés – ou, pour les autres, par des images mêlées de compassion et une volonté désespérée de voir revivre, au travers des brumes implacables de l'oubli et de la rentabilité, un monde perdu. Monde perdu pour lequel le petit train à vapeur du Vivarais prononce une oraison funèbre à sa manière : attachante, sans amertume, sifflante de joie retrouvée.

Ainsi, le train touristique – car c'est bien le tourisme qui motiva la renaissance de la vie ferroviaire, un jour de 1968, sur le tronçon Tournon-Lamastre, qui déroule ses charmes champêtres et sauvages sur une trentaine de kilomètres – promène-t-il sa silhouette nonchalante de spectre joyeux, émettant un panache anthracite de cendres, déposant par-delà la vallée les résidus d'un monde ferroviaire disparu qui, jadis, faisait vivre les plateaux, lesquels sont aujourd'hui réduits à en contempler le fantôme.

Mais foin de ces considérations funèbres : sans le tourisme, le spectre n'existerait que dans l'esprit de quelque poète mélancolique ou passéiste aigri. Si le Chemin de Fer du Vivarais (CFV) chante le requiem pour un réseau défunt, l'expression n'en a ni la gravité, ni la pesanteur. C'est au contraire avec l'énergie enfantine d'un batifoleur, énergie alimentée par la ferveur de passionnés du rail et du partage, qu'il se joue du relief exigeant de cette partie du Vivarais : région rendue un peu plus vivante que les autres, à s'attendrir au passage quotidien du grand jouet, d'avril à octobre. Son saccadement rugueux fait résonner la « Pierre qui vire » – qui, selon la légende, tourne sur elle-même une fois le siècle –, rythme la vie du pays, catalyse l'attention et les sens vers sa longue forme de serpent de fer, attachante dans sa rusticité, émouvante dans sa lenteur, impressionnante dans sa majesté. Et Sa Majesté se nomme « Le Mastrou », du nom franco-provençal de Lamastre : Lou Mastrou. Ce nom de baptême ancré dans le terroir ne procure-t-il pas une délicieuse sensation d'intimité, de connivence avec un véritable personnage ?

À Tournon, origine du parcours intemporel offert à d'éternels enfants, deux modes ferroviaires se rencontrent. Plus exactement, deux types de voie, la métrique du CFV et la normale de la ligne SNCF Lyon-Nîmes, laquelle court le long de la rive droite du Rhône en livrant passage aux seuls trains de fret. Le CFV dispose à Tournon de sa propre voie métrique, attenante à la « grande gare » SNCF. Puis la voie métrique se fond sous la coupe de sa grande sœur, la voie normale dévolue aux circulations sud-nord, pour ainsi évoluer de conserve sur deux kilomètres environ, jusqu'à la bifurcation de Saint-Jean-de-Muzols, véritable origine du tracé emprunté par le Mastrou.

Le promeneur distrait ne remarquerait peut-être rien de différent par rapport à une ligne comme les autres. Deux voies parallèles, avec leurs pendants aériens, d'épaisses caténaires, disgracieuses et familières. Pourtant, en regardant moins distraitement, il ne saurait ne pas remarquer un rail incongru, logé de manière asymétrique entre les deux autres. Un troisième rail, qui trouble le traditionnel ordre binaire de la topographie ferroviaire. Comme si celle-ci, dans un moment d'égarement, et lasse de cette sempiternelle bicéphalité, avait adopté une troisième voie - ou plutôt le troisième élément d'une voie...

Le promeneur, devenu d'un coup attentif à cette bizarrerie, verrait peut-être dans un sens ou dans l'autre, si la saison et l'heure étaient favorables, un tout petit train perdu au milieu, ou plus exactement perdu et décalé sur un côté de cette large voie.

Mais la dimension binaire de la voie ferroviaire est sauve : le Mastrou, ou ses frères diesel, roule sur deux files de rail, comme tout le monde. Simplement, c'est bien lui qui honore de sa présence et justifie ce troisième rail bien sympathique, puisque celui-ci permet au petit train d'atteindre Tournon, et de jouer dans la cour des grands. Ainsi le rail supplémentaire autorise-t-il la voie normale à se faire aussi métrique. Le Mastrou joue au « grand train » : peut-être un bourlingueur bruxellois a-t-il glissé au Mastrou l'idée que « jouer au grand » pouvait apporter des avantages...

Mais ici, il s'agit vraiment d'un site partagé : à Bruxelles, l'enfant s'est créé une grande scène pour ses copains et lui, tout seuls. À Tournon, l'enfant s'aventure, encore hésitant, sur une scène également occupée par de grandes personnes.

Sur cette brève distance à trois rails et deux écartements de voies confondus l'un dans l'autre, l'enfant dispose d'une place de choix : les grands s'effacent devant Sa Majesté l'Enfant-Roi, pour qui les adultes restés grands enfants déroulent le tapis rouge.

En effet, les règles de signalisation nous apprennent que lorsque le petit train CFV joue, les grands trains SNCF ne doivent évidemment pas emprunter le tronc commun, mais non plus l'autre voie (de peur de renverser un enfant soudainement apeuré), autre voie qui, fut un temps, accueillait aussi un troisième rail, incongru, sympathique, et un joyeux batifoleur.

De l'intérieur du petit train, malgré l'anachronique vibration au roulement, l'impression est donnée au voyageur de flotter : flotter dans de trop grands vêtements. La plate-forme Lyon-Nîmes est bien trop large pour un si petit train. On s'y sent comme perdu. Cela est particulièrement vrai dans le tunnel de Tournon, juste après avoir quitté la gare SNCF / CFV : « flotter » dans un boyau, il faut le faire, mais qui plus est dans l'obscurité !...

Le petit train s'engage sur la « double voie », hésite au franchissement des aiguilles et autres cisaillements, car celles-ci commandent l'accès à un monde dont les dimensions peuvent impressionner une âme enfantine. Puis il prend de l'assurance, au fur et à mesure qu'il parcourt la voie magique à trois rails. Et cette magie fait prendre conscience au Mastrou de l'exception de sa condition : par rapport au temps, qui fait si impitoyablement fondre des milliers de kilomètres de voie étroite, lorsqu'elles ne sont pas situées en Suisse ; par rapport à l'espace, qui l'accueille comme une petite majesté. Majesté qui donne à voir un peu de poésie de feu, de fumée, de projections d'eau et d'escarbilles. Et la fumée, et les escarbilles qui masquent le soleil n'illuminent pas moins les regards, dans lesquels se reflète peut-être une irrésistible nostalgie.

Ainsi le minuscule bout de charbon pris dans l'œil de l'enfant éternel lui fait-il verser une larme pleine de compassion pour un univers défunt. Mais la larme se colore de joie, celle de l'indomptable et éternelle jeunesse du vivifiant batifoleur du Vivarais.

P.S. : les Chemi-nautes remarqueront que l'Ami Durail n'a évoqué que le tout début du splendide voyage Tournon-Lamastre : pour la suite du parcours... allez-y afin d'emprunter le train pour de vrai ! CFTM (Chemins de Fer Touristiques et de Montagne), 2 quai Jean Moulin, F-69001 LYON, tél. 33 (0)4 78 28 83 34. Et rendez-vous prochainement dans l'Album, Vapeur vive et vivaroise.

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